Le rôle de la traque-affût dans la gestion de l’équilibre forêt-gibier
En ce mois de novembre, la saison de la chasse en battue du grand gibier bat son plein en Wallonie. L’occasion pour le Parc national de la Vallée de la Semois de faire le point sur les actions menées pour améliorer l’équilibre forêt-gibier, et notamment le développement de la traque-affût sur son territoire. Un article de Pierre Martin, chargé de mission "Forêt" pour le Parc national.
Pour une partie du grand public, le fait qu’un Parc national encourage le développement d’un certain mode de chasse sur son territoire peut paraître contre-intuitif. Pourtant, cette pratique reste le principal moyen de limiter l’abondance du grand gibier. Leurs populations ont en effet fortement augmenté ces dernières décennies et ont des impacts négatifs conséquents sur l’écosystème et l’économie forestière. Ces impacts sont d’autant plus préoccupants qu’ils accentuent la vulnérabilité des forêts face au changement climatique, alors même que nous comptons sur des forêts en bon état pour y faire face.
L’impact d’une surpopulation de grands ongulés sur la forêt
Les grands ongulés (principalement le cerf, le sanglier et le chevreuil) ont, par leur comportement alimentaire, un impact sur l’écosystème forestier. Le plus évident est celui exercé sur la végétation, et en particulier sur la régénération forestière, par la consommation des fruits et graines, ainsi que l’abroutissement (le fait de consommer les feuilles et jeunes rameaux) des semis et jeunes plants.
Si cette pression exercée par les grands ongulés sur la régénération est maintenue à un niveau élevé (surabondance de gibier), cela entraine une série de conséquences qui sont néfastes pour la forêt :
- appauvrissement de la diversité d’essences d’arbres des forêts futures en raison de l’abroutissement sélectif des semis (certaines espèces préférées par le gibier ou moins résistantes à l’abroutissement seront défavorisées par rapport à leurs concurrentes et ne parviendront pas à devenir de jeunes arbres) ;
- surconsommation du sous-bois (étage herbacé et arbustif) avec des répercussions sur la biodiversité végétale et animale qui en dépend ;
- chute de production et réduction du stockage de carbone causées par le retard de croissance du semis ;
- dégradation générale de la qualité du bois (l’abroutissement provoque des fourches et élimine le gainage des semis dominants, ce qui les prive d’élagage naturel) et raréfaction des arbres-objectifs (arbres de plus haute valeur économique).
L’impact global d’une surpopulation d’ongulés se ressent donc sur la valorisation économique de la forêt, mais également sur sa biodiversité et sur le fonctionnement sain de l’écosystème, entrainant finalement une fragilisation vis-à-vis des perturbations.
L’équilibre forêt-gibier, garant d’une forêt durable et diversifiée
L’impact des ongulés est d’autant plus problématique qu’il se combine à celui du changement climatique. Alors que nous n’en connaissons que les prémices, les changements climatiques en cours fragilisent déjà nos forêts. Certaines essences, comme le hêtre et surtout l’épicéa, qui composent la majorité des forêts ardennaises (et du Parc national), subissent de plein fouet les conséquences du réchauffement global (attaques de scolytes, dépérissements, …). Le climat qui se dessine d’ici la fin du siècle sera encore bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, ce qui aggravera largement les conséquences négatives observées actuellement. Œuvrer dès maintenant au développement de forêts plus diversifiées et riches en espèces mieux adaptées au climat futur est l’une des principales manières de réduire leur vulnérabilité.
Or, par son abroutissement sélectif, le grand gibier défavorise particulièrement les semis d’essences qui ont pourtant le meilleur potentiel de survie dans les conditions climatiques futures et qui sont parmi les moins abondantes dans nos forêts : c’est donc la double peine pour celles et ceux qui tentent d’adapter la forêt !
Dans une forêt déjà fragilisée par le changement climatique et aussi parfois, il faut le dire, par des pratiques sylvicoles assez éloignées des principes de diversification et de résilience prônés actuellement, la présence d’une population trop importante de grands ongulés constitue alors un facteur de pression supplémentaire, voire le facteur principal d’un déficit de régénération diversifiée et abondante. L’atteinte et le maintien d’un équilibre entre les populations de grands ongulés et la capacité de régénération de la forêt est donc un enjeu déterminant pour la pérennité de la forêt et des services importants rendus par cet écosystème à notre société (filtration de l’air, de l’eau, limitation de l’érosion des sols, stockage de carbone, régulation climatique, fourniture de matériau et de combustible).
La chasse, un outil de retour à l’équilibre
Quantités d’études menées en Europe et en Amérique du Nord démontrent une augmentation globale des populations de grands ongulés. Qu’en est-il en Wallonie ? Le suivi des populations de grand gibier dans notre région montre la même tendance depuis les années 1970 : le nombre de cervidés prélevés à la chasse est passé d’un peu plus de 1.500 à 5.000 individus sur cette période, traduisant une augmentation de plus du double des populations.
Une étude récente (1) menée de 2016 à 2021 sur l’ensemble de la forêt ardennaise a permis d’objectiver ce constat dans nos régions. Celle-ci reposait sur le suivi de l’évolution de la croissance des semis et jeunes plants dans des systèmes d’enclos-exclos. Ce dispositif, qui permet d’analyser l’effet des grands ongulés sur la régénération, a pu démontrer que le gibier est une des causes prépondérantes à l’origine des problèmes de régénération forestière sur cette zone, traduisant un déséquilibre à large échelle qui met à mal la résistance et la résilience de la forêt à moyen terme.
Face à ce constat, il n’y a pas 36 solutions pour limiter les dégâts.
- La plus évidente consiste à protéger la régénération de la dent du gibier via des clôtures ou des protections individuelles. Mais la pose de clôtures s’avère très coûteuse, surtout pour de grandes surfaces (le surcoût de l’engrillagement peut atteindre 60% (2) par rapport à un chantier sans clôtures). De plus, les clôtures en forêt sont des dispositifs installés généralement pour une quinzaine d’années, ce qui a un impact sur les déplacements du gibier et représente une gêne paysagère non négligeable dans un espace naturel, sans compter leur abandon occasionnel en forêt suite au manque de suivi, ce qui génère des déchets.
- La seconde option consiste à réduire, par la chasse, les populations de grands ongulés à un niveau permettant une régénération sans artifice. En effet, les populations de grands prédateurs restent aujourd’hui beaucoup trop faibles pour qu’elles aient un impact global sur les effectifs de grands ongulés dans nos forêts. Il est par ailleurs peu probable qu’elles soient un jour suffisantes au vu des besoins spécifiques de ces carnivores, incompatibles avec l’emprise importante des activités humaines sur le territoire concerné et nos attentes en matière de production de bois en forêt. La chasse apparaît alors comme le seul moyen acceptable pour réguler les populations de gibier de manière durable.
Pour que cet objectif soit atteint, il est cependant primordial que la chasse moderne dépasse l’aspect récréatif et d’agrément qu’elle revêt généralement, pour devenir un outil de régulation des populations de gibier à part entière et endosser pleinement son rôle d’auxiliaire de la gestion forestière.
Notons que la diminution des populations de gibier en deçà d’un certain seuil ne constitue pas à elle seule une garantie de réussite de la régénération, mais s’avère être une condition indispensable. D’autres facteurs, comme la méthode de sylviculture appliquée, peuvent avoir un impact sur la réussite de la régénération.
D’autre part, la chasse ne peut résoudre à elle seule la problématique du déséquilibre. Il faut pour cela qu’elle s’accompagne d’un suivi d’indicateurs sur la bonne santé des populations de gibier et sur la réussite de la régénération, afin de calibrer correctement la pression de chasse. C’est ce qu’on appelle la gestion adaptative, seule méthode offrant assez de souplesse pour garantir l’atteinte et le maintien à long terme de l’équilibre forêt-gibier.
Dès lors, si la pratique de la chasse est pertinente en tant qu’outil de gestion des populations de grand gibier, elle se doit d’être efficace. Dans ce contexte, la traque-affût offre plusieurs avantages par rapport à d’autres modes de chasse plus répandus chez nous.
La traque-affût, un mode de chasse plus efficace, mais pas seulement
Tout comme la battue classique (dite à cors et à cris), la traque-affût est un mode de chasse collective, impliquant plusieurs tireurs et des traqueurs (aussi appelés rabatteurs), opérant avec ou sans chiens.
Cependant, le positionnement des chasseurs diffère radicalement de la battue classique : ils sont répartis au sein de l’enceinte chassée, assez éloignés les uns des autres et sur des miradors surélevés, alors qu’en battue classique les chasseurs sont postés de manière linéaire, sur le périmètre de la zone chassée.
Le travail des traqueurs est aussi différent de la battue classique : au lieu de quadriller l’enceinte en un seul grand mouvement coordonné à grand renfort de cors et de cris, ils se déplacent par petit groupes indépendants, sans faire usage de trompes de chasse, et parcourent leurs zones respectives en lacets, à la manière de chercheurs de champignons.
Illustration in ASKAFOR : Chasse et équilibre forêt-gibier : quelles pratiques pour restaurer l’équilibre ?
Enfin, si le travail des chiens reste fondamental, surtout dans les territoires où la végétation est dense et les fourrés nombreux, il ne consiste plus à poursuivre le gibier dans une course éperdue jusqu’à ce qu’il ait quitté l’enceinte. Leur rôle est plutôt de débusquer le gibier hors de ses zones de remise (là où il se « remet » en journée) et de le mettre en mouvement sans pour autant le pourchasser.
L’objectif de toute cette manœuvre vise à ce que les animaux chassés se sentent dérangés et se déplacent en restant aux aguets, à une allure modérée, sans se mettre en fuite. Comme ils connaissent très bien leur territoire, dans ces conditions ils auront tendance à utiliser leurs sentiers de circulation habituels, appelés « coulées ». Les chasseurs, qui auront été disposés stratégiquement à proximité de ces coulées, verront s’approcher un gibier en alerte mais se déplaçant au pas, et s’arrêtant fréquemment pour se repérer et écouter d’où vient l’éventuelle menace. Ils sont alors dans les meilleures conditions pour identifier précisément les animaux à tirer et réaliser un tir « propre » (provoquant une mort foudroyante) et en toute sécurité. Afin d’améliorer encore ces conditions, les chasseurs ont souvent la consigne de ne pas tirer sur un animal qui est en fuite à pleine course.
Les statistiques réalisées en France et sur les chasses de la Couronne en Belgique montrent qu’en battue classique, il faut en moyenne 5 à 7 balles tirées/gibier mort, alors que cette moyenne est plutôt de 1 à 2 balles/gibier mort en traque-affût.
Contrairement à la battue classique où les postes sont disposés de manière plutôt systématique autour de l’enceinte, en traque-affût, le positionnement des postes de chasse est crucial et nécessite d’avoir une très bonne connaissance du territoire et des habitudes du gibier. En disposant correctement les miradors sur le parcours des animaux, cela maximise les « chances » qu’ils rencontrent un chasseur et donc la probabilité qu’ils soient abattus.
Plus de rencontres et des conditions de tir nettement meilleures conduisent donc forcément à une plus grande efficacité.
En plus de son efficacité, la traque-affût offre aussi un plus grand respect du bien-être des animaux chassés. Elle peut donc être considérée comme plus éthique vis-à-vis du gibier. Comme les tirs sont réalisés dans de meilleures conditions, le nombre d’animaux blessés est diminué et la mise à mort est généralement foudroyante, limitant les souffrances. De plus, vu le rôle différent joué par les chiens, ceux-ci ont moins de chances d’attraper des animaux et de les faire souffrir inutilement. Ensuite, puisque l’on cherche à éviter que les animaux ne se mettent en fuite et que le bruit est limité, ils sont moins stressés. Enfin, comme la chasse est plus efficace, il n’est plus nécessaire de chasser aussi souvent pour un même résultat : la diminution du nombre de jours de chasse favorise la quiétude du territoire, limitant le dérangement du gibier.
C’est également un mode de chasse qui favorise la sécurité des pratiquants mais aussi des autres usagers de la forêt. Le simple fait d’avoir moins de balles tirées par gibier mort limite le risque, mais les conditions plus sereines lors du tir favorisent aussi une meilleure analyse de la situation. Comme les chasseurs sont postés en hauteur et ont pour consigne de ne tirer qu’à courte distance (entre 40 et 60m maximum selon les configurations des lieux), leur tir est mécaniquement réalisé en direction du sol et avec une bonne visibilité sur l’environnement. Les traqueurs, qui sont obligatoirement vêtus de couleurs vives et fluorescentes et se signalent régulièrement en claquant des mains ou par de brefs coups de voix, sont facilement repérés par les chasseurs qui ne tirent pas lorsqu’ils sont à proximité des postes.
Enfin, cette méthode de chasse est aussi plus favorable à un partage apaisé de la forêt entre utilisateurs, d’une part car elle est plus sécurisante, mais également parce que la diminution du nombre de coups de feu limite le côté anxiogène pour les riverains. Les postes se trouvant au cœur des bois et non plus en bordure de chemin, elle limite aussi l’impact visuel pour les promeneurs. Dans certains territoires où la traque-affût est pratiquée et maîtrisée depuis longtemps, les promeneurs peuvent même continuer à profiter de la forêt alors même que la chasse est en cours !
Notons que la mise en œuvre de la traque affût comporte également quelques inconvénients. D’une part, pour le postage qui s’avère moins systématique que pour la battue classique, il est nécessaire d’avoir de solides connaissances des habitudes du gibier et également une parfaite maîtrise du territoire. Une bonne cartographie de la zone est d’ailleurs un prérequis essentiel. D’autre part, elle nécessite la mise en place d’une infrastructure spécifique que sont les miradors : cela peut représenter un investissement conséquent au départ.
Le Parc National de la Vallée de la Semois promeut la traque-affût sur son territoire
Autant le dire tout de suite : l’objectif du Parc national n’est pas de faire disparaître la battue au profit de la traque-affût. Cela serait d’ailleurs contre-productif puisque la diversité des modes de chasse (affût, approche, battue classique, traque-affût) sur un même territoire amoindrit la capacité du gibier à développer des stratégies d’évitement efficaces. Cependant, au vu des nombreux atouts de la traque-affût à la fois en matière d’efficacité, de respect du bien-être animal et de sécurité, et au regard du faible déploiement de cette méthode de chasse collective dans nos forêts, il semble pertinent d’aider à son déploiement.
Le Parc national s’est donné comme objectif, d’ici 2026, d’expérimenter la traque-affût sur une superficie de 3.500 hectares. Pour ce faire, le Parc s’est doté d’un budget permettant le financement de 350 miradors, fabriqués dans des entreprises locales à partir de bois récolté dans les forêts ardennaises. Par ailleurs, le Parc propose d’accompagner les territoires qui en font la demande dans la sensibilisation et la formation des chasseurs à la pratique de la traque-affût.
Actuellement (fin 2024), trois territoires de chasse expérimentent la traque-affût pour un total d’environ 1.500 ha. Ces territoires, qui sont tous situés dans des forêts domaniales (forêts publiques appartenant à la Région wallonne et gérées par le SPW Département Nature et Forêt – DNF), ont pu bénéficier du financement de 160 miradors et de l’accompagnement par le personnel du Parc et du DNF pour la mise en œuvre de cette technique de chasse nouvelle pour eux. Même s’il est encore un peu tôt pour juger de l’efficacité et de la pleine réussite de l’opération sur ces territoires, les retours sont plutôt positifs.
Au-delà de ces actions sur la chasse, le Parc mène aussi d’autres actions en faveur d’un meilleur équilibre forêt gibier, telles que présentées dans le visuel ci-dessous.
(1) Candaele, R.; Ligot, G.; Licoppe, A.; Lievens, J.; Fichefet, V.; Jonard, M.; André, F.; Lejeune, P. Interspecific Growth Reductions Caused byWild Ungulates on Tree Seedlings and Their Implications for Temperate Quercus-Fagus Forests. Forests 2023, 14, 1330.
(2) Voir https://www.onf.fr/vivre-la-foret/+/b78::la-chasse-un-prerequis-pour-planter-les-forets-de-demain.html (consulté le 25/09/2024)